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Il est difficile de parler sereinement des grandes écoles. Symboles pour les uns des principales tares de la société française (esprit de caste, élitisme forcené), elles sont pour d’autres les îlots d’excellence providentiels qui ont résisté dans la vague de la massification de l’université, et que les étrangers nous envient. Les écoles, évidemment, ne méritent ni cet excès d’autosatisfaction, ni cette indignité. Elles sont l’une des composantes-clé du système français marqué par la double coupure entre universités et écoles, enseignement supérieur et grands organismes de recherche, double coupure dont le récent rapport du Conseil d’Analyse Economique souligne, après d’autres, les graves inconvénients (Aghion, Cohen, 2004). Leur efficacité ou leur inefficacité doit être analysée dans ce cadre global, et non pas seulement en référence à leurs performances « locales ». Il est artificiel, d’autre part, de parler des grandes écoles en général, tant leur diversité est grande : écoles de commerce et écoles d’ingénieurs, écoles des ministères techniques liées aux grands corps et écoles de l’Education nationale, écoles généralistes et spécialisées. Les notes qui suivent abordent donc le sujet sous un angle limité – celui des grandes écoles scientifiques dites de premier rang, les plus anciennes et les plus emblématiques aux yeux de l’opinion. Ces écoles ne regroupent qu’une fraction limitée des élèves en écoles d’ingénieur, et leur spécificité se lit dans les disparités des carrières et des salaires. En 2002, les 10 % d’ingénieurs les mieux payés ont perçu une rémunération au moins trois fois supérieure à celle des 10 % des moyens bien payés. Sortir de Polytechnique engendre en moyenne une différence de salaire de 43 % par rapport à de « petites «écoles », toutes choses égales par ailleurs (Koubi, Mazars, 2003).
Enfin, les idées que j’expose sont celles d’un acteur beaucoup plus que d’un analyste présentant une vue complète et objectivée.
1. De grands atouts…
Les grandes écoles scientifiques de premier rang sont souvent caricaturées. En réalité, elles se sont considérablement modernisées depuis une vingtaine d’années.
a) La place de la recherche qui, avant 1970, était quasiment absente, est devenue très importante, qu’il s’agisse d’une recherche théorique très liée au CNRS (comme à l’X), ou d’une recherche plus appliquée qui reste néanmoins en contact étroit avec les sciences de base. Le doctorat est devenu, avec le diplôme d’ingénieur, le diplôme-phare de nombreuses écoles, même si cette réalité reste mal perçue dans l’environnement traditionnel (et même les tutelles !) des écoles. Ainsi, le réseau ParisTech (qui regroupe 11 écoles franciliennes de premier rang: X, Mines, Ponts, Télécoms, Agro, ENSTA, ENGREF, Chimie de Paris, ESPCI, ENSAM, ENSAE ) délivre environ 450 doctorats par an, ce qui le place juste derrière Paris 6 ou Orsay, mais avant les principales universités scientifiques de province. Il est vrai que le troisième cycle dans les écoles est souvent déconnecté en termes de recrutement du deuxième cycle (niveau ingénieur ou master), pour une raison très simple : l’énorme différence de salaire entre un thésard et un ingénieur débutant dans l’entreprise (parfois du simple au double). Cette incitation négative joue un rôle beaucoup plus important dans le « détournement de cerveaux » dont on accuse volontiers les écoles qu’une orientation soi-disant anti-scientifique de celles-ci, ou encore qu’une hypothétique perte d’intérêt pour les sciences des élèves ! Les thésards viennent donc pour l’essentiel des universités françaises et étrangères. In fine, les écoles contribuent de manière non-marginale aux recrutements de la recherche privée mais aussi publique.
b) L’ouverture internationale, d’autre part, a considérablement progressé dans les écoles. Cela résulte d’une prise de conscience de l’atout que représente pour les élèves une expérience internationale, et pour les écoles elles-mêmes une diversification des recrutements. Les flux se développent aujourd’hui dans les deux sens. Aux Ponts, par exemple, il y a 30 % d’étrangers dans les formations d’ingénieurs, 50 % parmi les doctorants, et un élève des Ponts passe en moyenne un an de sa scolarité à l’étranger. Les écoles ont consacré à cette ouverture une énergie très importante (notamment sous la forme de programme de « doubles diplômes » : par exemple Centrale avec le réseau Time, ParisTech avec le programme Chine, qui est le principal programme d’attraction d’étudiants scientifiques chinois en France, etc). Ces programmes ne trouvent malheureusement que des relais limités du côté des pouvoirs publics (bourses d’accueil et capacités de logement très insuffisantes).
c) Un atout majeur des écoles est la pertinence de leur modèle de formation des ingénieurs, enraciné dans une longue histoire, mais qui rencontre aujourd’hui de manière remarquable les exigences de l’économie et de la technologie contemporaines. Ce modèle qui, pour les écoles les plus anciennes, remonte à la période de la Révolution et aux premières décennies du XIXe siècle, exceptionnellement créatives pour la science et la technologie françaises, a toujours été atypique en Europe et dans le monde : non seulement parce qu’il faisait de la formation d’ingénieur une voie royale de l’élitisme scientifique et de l’élitisme social tout court, mais parce qu’il situait cette formation d’ingénieur au contact direct des sciences, en l’adossant à une formation mathématique sans équivalent dans les universités technologiques étrangères, y compris les plus prestigieuses. Contrairement à ces dernières, les écoles françaises n’ont jamais prétendu livrer des ingénieurs « prêts à l’emploi », fortement spécialisés. Il est vrai que, dans leur histoire, le niveau scientifique de la formation délivrée par les Ecoles a été très variable, et a connu des creux marqués (voir par exemple, Belhoste, Dahan-Dalmedico, Picon, 1999). Mais, depuis les années 70, les choses se sont considérablement améliorées. Aujourd’hui la formation des « french engineers » est bien adaptée à un univers où les technologies évoluent très vite et sont de plus en plus transversales où les courts-circuits se multiplient entre les sciences de base et les applications et où la modélisation et la simulation envahissent tous les domaines. A cela, les écoles ajoutent une forte dimension de formation par la pratique et l’expérience, sous la forme de stages en entreprise, ainsi que de formations au management, à l’économie, aux sciences sociales. (Typiquement, un quart voire un tiers du temps d’étude est consacré à ces disciplines « douces »). Ce schéma est, en un sens, inverse de celui qui domine encore dans les universités technologiques traditionnelles anglo-saxonnes ou germaniques : moins de technologie, plus de sciences mais aussi plus de pratique en contexte réel. Les employeurs (comme les étudiants) sont très satisfaits de cette formation, contrairement par exemple aux employeurs allemands qui se plaignent de la formation trop éloignée du terrain donnée par les universités technologiques. Il est frappant d’ailleurs de voir que les réformes en cours dans les universités les plus innovantes se rapprochent souvent de manière frappante de ce modèle français (qu’elles ne connaissent pas, en général...)
d) Quatrième atout : les écoles disposent, contrairement aux universités, d’une vraie capacité organisationnelle ; le directeur a de réels pouvoirs, la petite taille facilite la mise en œuvre de vraies politiques d’établissement (même si, par ailleurs, elle constitue un handicap essentiel et crée aussi de forte rigidités: cf infra).
2. …stérilisés par l’émiettement
Pourquoi un système qui présente tant d’atouts devrait-il bouger ? Le problème-clé des écoles est là. La satisfaction des clients et des partenaires immédiats (étudiants, familles, employeurs, anciens) occulte les considérables défauts du système lorsqu’on le considère globalement ! Les écoles prises une à une vont bien. Mais cette bonne santé individuelle dans l’écosystème français cache les risques d’une marginalisation progressive à l’échelle internationale, et ne compense en rien l’énorme manque à gagner pour la collectivité résultant de l’émiettement et de la taille sous-critique des écoles
a) La tyrannie des micro-différences : une « distillation fractionnée » des étudiants inutile et coûteuse.
L’atout évidemment central de la forte sélection à l’entrée des étudiants dans les écoles devient contre-productif lorsque cette sélection s’exerce sur des effectifs trop petits. Prenons l’exemple du « concours commun » Mines-Ponts-ENSTA-Télécoms-SupAéro, par lequel chacune de ces écoles recrute tous les ans une centaine d’élèves issus des classes préparatoires. Ce sont tous d’excellents étudiants, de niveau très voisin (Leurs classements relatifs obtenus à ce concours s’inversent d’ailleurs souvent dans d’autres concours, comme celui de l’X ou de Centrale-Supélec). Ils choisissent les différentes écoles en fonction d’un rang de classement et d’une hiérarchie entre écoles que les employeurs eux-mêmes relativisent fortement, beaucoup plus qu’en fonction d’un projet professionnel et des spécialités des écoles. Où est l’utilité sociale de ce tri par paquets de cent? On en voit bien les coûts: stress et souvent dégâts psychologiques dans les classes préparatoires; sentiment absurde d’échec pour tous ceux qui ne sont pas dans le niveau supérieur du tri ; survalorisation de la sélection par rapport à la formation et tendance irrépressible à relâcher l’effort dès lors que l’entrée dans l’école est acquise, puisque c’est l’étiquette qui est censée compter, plus que la formation acquise
Le mécanisme d’auto-entretien mimétique de ces hiérarchies entre écoles est fascinant de stabilité. En réalité, il exprime surtout le besoin d’étalonnage de la performance pour les élèves et aussi pour les professeurs de prépa et les lycées. Une partie des élites françaises se nourrissent depuis des générations de ces micro-différences. Le système n’en est pas moins absurde, et devient pervers dès lors qu’il bloque toute évolution des structures. Imaginons, à l’inverse, une situation où ces écoles sélectionnerait, toujours aussi rigoureusement, mais par plus grandes masses (500 ou 1000), comme le font les grandes institutions étrangères : une grande partie du stress des prépas tomberait ; les élèves pourraient, sur la base d’une année propédeutique commune, choisir les cycles de spécialisation en fonction de leurs goûts et de leurs aptitudes ; et l’adéquation offre-demande d’enseignements se réaliserait dans un espace élargi incomparablement plus rationnel.
b) Une taille systématiquement sous-critique
La petite taille présente de grands avantages de convivialité, que les étudiants étrangers issus de systèmes plus anonymes apprécient beaucoup. Mais, si elle ne se combine pas à des formes de regroupement, elle condamne les écoles à une marginalisation lente au plan international, à une implosion douce, plus ou moins indolore. Et, à l’échelle collective, la juxtaposition d’écoles aussi petites que les écoles françaises typiques (délivrant entre 100 et 400 diplômes d’ingénieurs par an) constitue une énorme perte de potentiel pour la nation qui finance ces établissements. Les écoles elles-mêmes en sont aujourd’hui très majoritairement conscientes, du fait notamment de leurs actions d’ouverture et de partenariats internationaux. Car ces actions les mettent en contact avec des institutions qui (même en faisant abstraction de leurs cycles undergraduate) sont en moyenne 10 à 20 fois plus grosses qu’elles. Enumérons rapidement les conséquences les plus néfastes de l’émiettement français :
– Absence d’économies d’échelle, à la fois dans les fonctions support et dans la recherche : ce dernier aspect, crucial pour les écoles d’ingénieur, vaut moins, évidemment, pour les écoles de commerce ; il est cruel de constater que les grandes écoles parisiennes les plus prestigieuses ne sont plus guère au cœur des grandes aventures technologiques actuelles, dès lors que celles-ci réclament des investissements un peu lourds.
- Absence de focalisation: le mécanisme décrit plus haut conduit de nombreuses écoles à se présenter comme aussi « généralistes » que possible, pour répondre à la demande de base des élèves qui est de retarder les choix de spécialisation. Or on ne peut évidemment embrasser un spectre très large de domaines avec un petit effectif d’étudiants qu’au prix de surcoûts très importants. Ce caractère généraliste conduit aussi à des redondances multiples entre les écoles. Et, malgré cela, les possibilités de pluridisciplinarité restent in fine très limitées au sein de chaque école.
– Risques de confinement intellectuel : une institution créative a besoin d’un haut niveau de diversité interne ; celle-ci est difficile à obtenir dans des écoles trop petites, toujours menacées de se transformer en « small worlds » plus ou moins auto-satisfaits et fermés sur eux-mêmes.
– Absence de marché du travail des enseignants : longtemps, les écoles ont fait appel principalement à des professionnels extérieurs ; de plus en plus, avec le développement de la recherche, elles disposent d’enseignants-chercheurs à temps plein (ou partiel) ; mais les espaces d’évolution professionnels de ces derniers sont extrêmement confinés et souvent liés à des statuts-maison, avec tous les risques de vieillissement sur place ; la mobilité des enseignants entre écoles est absurdement faible.
– Absence de visibilité internationale : il faut se rendre à l’évidence, nos écoles les plus connues sont quasiment inconnues dès qu’on franchit les frontières (sauf dans des sphères très limitées et spécialisées). Un comptage effectué par le Boston Consulting Group sur le nombre de citations dans Reuters (1995-2001) pour l’Ecole des Ponts est significatif : 150 citations, 1 500 pour le Politecnico de Milano, 8 700 pour le Politechnicum de Zurich, 23 000 pour Cambridge, 37 000 pour Stanford ! Du fait de la globalisation économique et culturelle, l’économie des diplômes est de plus en plus une économie de marques. La valeur internationale du diplôme est fragile lorsqu’elle est fondée sur des subtilités « locales » que seuls les initiés connaissent ; elle reflète en revanche directement la puissance de l’institution qui le délivre. Notons au passage que cet effet de non-visibilité lié à la taille est plus important que celui d’une soi-disant « illisibilité » de nos diplômes eux-mêmes. En fait, il est facile d’expliquer aux étrangers que le niveau d’ingénieur correspond à un bon master, et que le doctorat est un bon PhD. La réforme LMD, à cet égard, est aisément compatible avec les cursus des grandes écoles françaises (sauf cas particuliers).
– Rigidité des dynamiques : le découpage figé des écoles conduit à absorber les évolutions de fond des sciences et des technologies en répercutant de manière diffractée ces évolutions dans les structures existantes, sans se donner les moyens de créer de nouvelles filières ayant la masse critique. Il en a été ainsi du développement de l’informatique et des « computer sciences » qui, à l’étranger, ont vu la création de départements nouveaux et puissants. De même, lorsque la Suisse estime que l’interface biologie/ingénierie est un domaine d’avenir, elle crée à l’Ecole Polytechnique de Lausanne de nouveaux instituts avec des moyens conséquents. Aucune de nos écoles n’a les moyens de faire cela !
c) Des moyens en érosion
Il est très difficile, voire impossible de chiffrer le coût d’un étudiant de grande école, compte tenu notamment du volume très variable de l’activité de recherche des écoles. Par exemple, l’Ecole des Mines de Paris est d’abord une fédération de laboratoires, d’ailleurs largement financés par des contrats industriels, et diplôme un très petit nombre d’ingénieurs : répartir les coûts de recherche sur ce petit nombre n’aurait guère de signification. En revanche, lorsqu’on considère les budgets globaux des écoles, on note deux points : ils sont au mieux stagnants, compte tenu des restrictions de budget de l’Etat ; ils sont très inférieurs à ceux des grandes institutions internationales de référence. Si on compare le MIT et ParisTech, on note des effectifs d’enseignants-chercheurs comparables (de l’ordre de 2 000 pour ParisTech ; de 2 500 pour le MIT). Mais le budget du MIT est de 1 665 millions de dollars, celui (consolidé) de ParisTech de l’ordre de 450 millions d’euros. Les frais de scolarité sont tout à faire marginaux dans les écoles françaises, qui, de fait, organisent un mécanisme de redistribution à rebours, compte tenu de l’origine sociale des élèves (voir point suivant). L’apport des industriels (en dehors des contrats de recherche) est également faible. Là encore, la petite taille constitue un handicap majeur : il n’existe aucune incitation pour les entreprises à investir dans des institutions qui, d’une part, leur fournissent gratuitement un excellent vivier de cadres et qui, d’autre part, ne représentent chacune qu’une part tout à fait marginale de leurs recrutements. (La situation est différente pour les écoles très focalisées : par exemple, les écoles de Chimie représentent clairement un enjeu pour la profession )
d) Une fermeture sociale croissante
La question de savoir si la fermeture sociale s’aggrave ou se stabilise globalement dans les grandes écoles est assez peu pertinente, compte tenu de la grande diversité des écoles. Dans les écoles de premier rang, on a tout lieu de penser que cette fermeture sociale s’est accrue. Une étude interne, non publiée, menée sur l’origine sociale des élèves de l’ENPC sur 40 promotions, montre un resserrement social frappant. Le pourcentage d’élèves (issus du concours commun) dont le père appartient à la catégorie cadre supérieur est passé de 57 % pour les promotions 65-69 à 82 % pour les promotions 90-99. Pour la catégorie profession intermédiaire, on passe de 27 % à 12 %. La part des autres catégories (artisans, commerçants, agriculteurs, employés, ouvriers) passe de 16 % à 6 % ! (A titre de comparaison, le pourcentage d’enfants de cadres supérieurs dans les classes préparatoires ne dépasse guère les 50 % : c’est dire combien, à l’intérieur du système des grandes écoles, le tri social opère). Il n’y a évidemment aucune raison de penser que les Ponts sont un cas particulier : du reste, pour les polytechniciens admis sur titres à l’ENPC, l’origine sociale est encore plus étroite ! On ne peut évidemment pas se satisfaire d’une situation où la reproduction des élites se réalise de manière aussi fermée, d’autant plus que les trajectoires méritocratiques en deux trois générations issues de la France provinciale semblent aussi se raréfier. (Les étudiants sont en général plus à l’aise dans l’archipel des grandes métropoles mondiales que dans la France non-métropolitaine) Cette situation est aussi problématique du point de vue de la dynamique d’innovation et de créativité. Les élèves sont des individus très divers, leur qualité et leur ouverture personnelles sont hors de cause, mais globalement la variété culturelle reste trop limitée. L’ouverture des écoles à des étudiants étrangers est un moyen de l’augmenter, mais elle ne dispense pas d’une réflexion de fond sur l’accès aux écoles de couches plus larges de la population française.
e) Une faible capacité d’attraction vis-à-vis des étudiants et des enseignants ou chercheurs étrangers
Conséquence immédiate du manque de visibilité et de la faiblesse des marques, la France reste une destination marginale pour les étudiants (et plus encore, les professeurs) étrangers. On parle beaucoup, à juste titre, du départ des jeunes français vers les USA. Mais au moins aussi préoccupante est la faible attractivité de notre système d’enseignement supérieur vis-à-vis de la demande considérable qui existe notamment dans le pays émergents (demande largement solvable, notons-le, et c’est pourquoi l’enseignement supérieur sera aussi une des grandes industries privées du futur proche !). On mesure généralement l’ « attractivité » de la France par les flux d’investissements directs. On devrait mesurer aussi les flux de capital humain . Les politiques volontaristes d’accueil pratiquées par les écoles restent très en deçà de l’effort qui pourrait être fait si notre pays prenait réellement conscience de ses potentialités d’attraction et de l’intérêt majeur pour l’économie française de former davantage les élites mondiales, et si des pôles d’excellence visibles aimantaient naturellement les flux. L’Europe de l’Est, l’Asie, la Méditerranée, l’Amérique Latine seraient disposées à nous envoyer bien davantage d’étudiants excellents, si les conditions d’accueil le permettaient. Aux USA, il y a environ 500 000 étudiants étrangers, ce qui ne représente d’ailleurs pas un pourcentage global énorme (environ 4 %). Mais dans les sciences et la technologie, à un niveau avancé, les étrangers, indiens et chinois notamment, jouent un rôle-clé. Dans beaucoup de disciplines, le pourcentage d’étrangers parmi les docteurs dépasse 50 %. Les aspirateurs de ce drainage sont les grandes universités et en particulier les grands campus de la côte Est et de la Californie (mais pas exclusivement). Et ces flux créent des liens géopolitiques majeurs et durables en faveur de la puissance américaine.
3. Quelles politiques?
L’enjeu majeur auquel sont aujourd’hui confrontées les écoles se formule simplement : outils efficaces de sélection et de formation d’une étroite élite nationale, d’excellents ingénieurs et de managers appréciés, les grandes écoles sont-elles capables de devenir aussi des acteurs significatifs de la formation des élites globales (du savoir et du pouvoir) et des contributeurs de premier rang à l’effort de recherche et d’innovation, en valorisant leur proximité des entreprises ? Historiquement, le système français a séparé deux fonctions qui se trouvent réunies dans les grands campus américains et européens : sélection et formation des élites (nationales, et de plus en plus internationales) ; participation centrale à la recherche et à l’innovation, à la frontière cruciale entre le fondamental et l’appliqué. Il faut se rendre à l’évidence. Le modèle international, construit autour d’universités fortement autonomes et combinant étroitement ces fonctions, est aujourd’hui nettement plus efficace que notre modèle. Le chemin pour y aboutir n’est pas impraticable, loin de là. Il peut se parcourir en valorisant les atouts spécifiques du modèle français, et non en copiant servilement ce qui se fait à l’étranger. Il implique 5 conditions :
a) Une politique audacieuse de regroupement d’écoles. Il me semble clair que certaines écoles « généralistes » et particulièrement sous-critiques devraient fusionner (avec les étapes intermédiaires nécessaires). Un nouveau modèle d’école, délivrant de l’ordre de 1000 à 1500 diplômes d’ingénieurs et de master par an, pourrait émerger ainsi. (C’est, par exemple, le schéma que j’ai défendu pour le regroupement Mines-Ponts-ENSTA-Télécoms). A l’échelle supérieure (celle d’un ensemble comme ParisTech couvrant l’ensemble des disciplines), une formule fédérative très fortement renforcée serait plus pertinente. La convergence des actions n’est en rien incompatible avec la souplesse et le maintien de structures décentralisées. Tout ceci est parfaitement accessible, y compris au plan du pilotage par les diverses tutelles ministérielles : on peut imaginer des formules où les différents ministères techniques seraient en quelque sorte « actionnaires » d’un groupement d’écoles mutualisé. Il faut aussi déconnecter clairement ces regroupements de la formation des grands corps de l’Etat. Celle-ci a joué un rôle central dans l’histoire des écoles, elle reste importante mais ne représente plus qu’une part très limitée des effectifs. Il serait désolant que cette particularité retarde un processus dont les enjeux sont absolument autres.
b) Une politique de partenariat avec les universités et les grands organismes. Les grandes écoles ne vivent pas sur une planète isolée. Les relations avec les universités constituent un sujet sensible et complexe, qu’il serait trop long de développer ici. La réforme des universités est la clé de voûte de la rénovation de l’ensemble de notre système (Sans universités revigorées et dotées enfin d’une gouvernance moderne, rien ne sera possible : l’un des drames français est d’ailleurs que les décideurs économiques et politiques, massivement issus des écoles, ne s’intéressent pas assez aux universités et ne comprennent pas bien cette urgence). Le renforcement collectif des écoles ne doit pas se faire contre les universités mais sous forme de partenariats pragmatiques avec elles, voire en intégrant des universités dans les reconfigurations nécessaires. De fait, ces partenariats existent déjà largement à la base (dans les labos notamment), mais les deux « systèmes » continuent de s’observer avec méfiance. La concurrence pour les bons étudiants (surtout dans une période de reflux global des études scientifiques) doit être régulée, de même que la bonne adéquation entre offre et demande d’enseignements pointus. La mise en place des master est une occasion à ne pas manquer. Les regroupements d’écoles doivent aussi s’accompagner d’un renforcement des partenariats avec les grands organismes, les écoles pouvant jouer un rôle de médiation utile entre la recherche publique et la recherche privée, du fait de leur connexions fortes avec les entreprises
c) La question, difficile car ses racines remontent très en amont dans notre organisation scolaire, de la démocratisation de l’accès aux écoles doit être abordée de front, et non pas enterrée ou minimisée comme une fausse question, au prétexte, par exemple, de la neutralité sociale des mathématiques dans la sélection des concours. La méritocratie scientifique ne marche plus : ayons le courage de le reconnaître!
d)Des partenariats stratégiques avec les entreprises : dans une certaine mesure, les grandes firmes sont aujourd’hui un peu les « free-riders » d’un système dont elles sont les bénéficiaires privilégiés, les écoles prenant en charge plus qu’ailleurs une sorte d’assurance-qualité et de préselection des cadres, dont le coût reste entièrement à la charge de l’impôt. De nouvelles formules comme les fondations , dans une optique win-win, doivent être explorées (voir les propositions de l’Institut Montaigne, par exemple, ou l’exemple récent de Supélec).(Institut Montaigne, 1991)
e) Une politique de pôles géographiques et de campus. De manière générale, les conditions de l’innovation dans les nouveaux secteurs moteurs (informatique, biotechnologies) s’accommodent mieux des logiques exploratoires et « darwiniennes » des pôles multidisciplinaires que des logiques planifiées et technocratiques des grands programmes à la française (type nucléaire et aéronautique). Ceci ne veut pas dire, évidemment, que ces derniers sont entièrement non pertinents. Mais l’absence de sites intégrateurs , de ces hubs de la connaissance du type Cambridge GB ou Cambridge US, nous prive d’un formidable atout. Ceci vaut tout particulièrement pour l’Ile-de-France, où se trouve « dispersé » un immense potentiel qui devrait être structuré pragmatiquement autour de trois ou quatre pôles forts. Le MIT parisien existe : mais il est virtuel et dispersé ! Ici comme dans tant d’autres aspects de la société française, les ressources (les « hard-inputs ») sont, pour l’essentiel, présentes. C’est l’organisation (les « soft-inputs ») qui est déficiente, trop prisonnière d’une histoire et des conservatismes multiples que cette histoire entraine.
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